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Théâtre National Wallonie-Bruxelles

Nous toucher en plein cœur

Le Présent qui déborde / Christiane Jatahy / Entretien

© Paulo Camacho

En 2017, nous avons commencé à travailler autour de L’Odyssée d’Homère, la première création née de ce matériau étant Ithaque. Spectacle dans lequel nous abordions, avec une approche théâtrale, la dernière partie de cet immense récit, lorsque Ulysse tente de rentrer, exténué, de dix longues années de voyage. Il est alors sur le point de quitter l’île de Calypso.

L’espace scénique bifrontal proposait les deux points de vue de l’histoire : d’un côté, l’île de Calypso et de l’autre, Ithaque, où Pénélope lutte de toutes ses forces pour éviter la prise de pouvoir des prétendants, tout cela en affichant clairement le parallèle avec la situation au Brésil.

Le Présent qui déborde approfondit certains éléments de l’œuvre originale. (…) Il ne s’agit pas à proprement parler d’une pièce. Pour paraphraser le début de What if they went to Moscow ?, c’est peut-être un film, ou peut-être pas. C’est peut-être une pièce, mais ça débute comme un film. Au cœur du travail il y a le cinéma. Et c’est au travers du cinéma que nous arrivons sur le plateau. C’est donc également une odyssée qui nous conduit au théâtre.

Il existe énormément d’odyssées, elles-mêmes constituées d’autres odyssées. Nous avons été dans différents endroits du monde filmer des personnes qui vivent leurs propres odyssées, non pas pour en faire un documentaire, mais plutôt pour leur proposer une fiction au travers de laquelle elles pourraient raconter ce qu’elles sont en train de vivre. Un scénario construit à partir de L’Odyssée avec des passages du récit original, mais qui respecte aussi mon langage, où se mêlent sans cesse réalité et fiction. Nous avons filmé dans l’État de Palestine, au Liban, en Grèce, en Afrique du Sud et en Amazonie. Une sorte de course de relais entre de multiples Ulysse – des hommes et des femmes. Le témoin est passé d’un endroit à un autre, un voyage unique aux multiples acteurs, dans un espace virtuel. Même si ces derniers ne se rencontrent pas, l’histoire suit son cours et les nombreuses facettes de l’œuvre se multiplient dans le film et sur le plateau, pour finalement nous toucher en plein cœur.

EN FINIR AVEC LES IDÉES REÇUES SUR LES RÉFUGIÉS

Nous écartons instantanément les réfugiés de notre monde en leur collant une étiquette qui les maintient à une bonne distance de notre réalité. Il est difficile d’imaginer que ça pourrait nous toucher un jour, nous et nos proches. Cette proximité nous est rappelée durant le spectacle par les acteurs, eux-mêmes réfugiés. Nous avons travaillé avec des institutions culturelles, des acteurs palestiniens et des acteurs syriens actuellement exilés au Liban. (…) Ces voyages, qui constituent notre odyssée, nous ont profondément marqués. Le fait d’échanger avec des personnes aussi fortes, qui se sont ouvertes à nous afin d’apporter une touche de lumière à notre fiction, et qui ont, à travers cette même fiction, illuminé leur réalité, et la nôtre. (…)

La question de la Palestine soulève un point important. On associe l’odyssée à l’idée de mouvement, mais il y a un rapport fort à la question du domicile. Cette nécessité de rentrer chez soi. Les Palestiniens possèdent le statut de réfugiés alors qu’ils sont à côté de chez eux, sur leurs terres. On retrouve ici le parallèle avec l’Amazonie.
La « maison » que vous perdez est à côté, mais inaccessible. (…) Nous avons toujours cette idée de traversée, de déplacement, comme lors de grands voyages, mais cette question est plus vaste. Où est votre maison ? Celle que vous avez laissée, celle que vous trouvez et celle que vous avez perdue. Votre maison c’est votre famille, votre histoire, les racines qu’on vous a parfois obligé à abandonner. « Ithaque » est-elle à dix ans d’ici, à dix minutes ou à dix secondes, coincés que nous sommes dans ce présent qui n’en fini pas ?

(…)

LE SPECTATEUR COLLABORE À LA DRAMATURGIE

Alors que le film se dévoile, le passé récent s’intègre dans le présent. (…) Nous avons filmé avec l’idée d’amener maintenant, ici – chargé dans ce cas d’une toute autre symbolique – ceux qui viennent d’ailleurs et qui ne font pas partie du moment présent. Le Présent qui déborde (…) se penche également sur les moyens d’en finir avec ces frontières, entre nous et l’autre. Sur cette utopie, qui est peut-être l’ « Ithaque » du projet, de réunir des lieux, des territoires séparés par des forces bien supérieures à celles de la nature.

Le public est le point vers lequel tout converge, le point central, le point d’où j’observe et crée. (…)  Le public est un élément fondamental du spectacle, le public au sens grec, au sens politique, comme un chœur qui transforme l’histoire.

 

— Propos recueillis par Thomas Walgrave le 27 mars 2019 au Sesc Pinheiros - São Paulo, Brésil.

Le Rideau de saison, Maak & Transmettre · photo : Lucile Dizier, 2024